La Fontaine aux Lions

[Temple de Nérée - Naos]

Yelena avait chaussé de simples sandales. Repoussant, amusée, tous les esclaves qui se pressaient vers elle pour la porter, elle avait enfin réussi à sortir seule du temple. Une prêtresse devait se déplacer avec des porteurs ? Tant pis ! D'ailleurs, pourquoi fatiguer des esclaves alors qu'elle aimait marcher ? L'image ? Ah, l'image, son père lui en parlait tellement... Bah, tant pis pour l'image également ! Yelena était une jeune femme comme les autres -ou presque-, elle ne devait pas se prendre pour les dieux qu'elle priait. De plus, comment aller à la rencontre du peuple abritée par les rideaux -fins, certes, mais barrages tout de même- de la litière ?

Trêve de questions. Le contact des semelles des sandales avec le sol rude de la ville se montrait agréable, l'air n'était pas encore irrespirable... Tout était pour le mieux.
Non, tout n'était pas pour le mieux. Les évènements du mois précédent ne pouvaient s'oublier si vite. Yelena les avait évoqués dans sa méditation, mais ils restaient encore obscurs dans son esprit...

La jeune femme descendit la volée de marches qui conduisaient du Temple à l'Agora, et l'agitation régnante chassa ces sombres pensées. Elle n'hésita pas à s'avancer d'un pas assuré vers la fontaine, et s'y mouilla légèrement les mains; habitude familiale et symbole de pureté... Malgré tout, la prêtresse ne pouvait s'empêcher de se demander quelle serait la réaction des habitants de Kalymnos lorsqu'ils la reconnaîtraient -ce qui n'allait pas tarder- ainsi, à pied au coeur de la cité.

[la place du marché]

Mnésiclès gravit la petite ruelle qui menait à la fontaine. Il hésita. Il ne savait pas comment se comporter avec Yelena maintenant qu'elle était devenu la prétresse de Nérée. Le forgeron pensait que dans tous leurs malheurs et même si elle n'était pas prête au dire de certains, que le vieux dieu avait fait le bon choix avec elle. Plus il s'approchait d'elle plus il prenait conscience qu'il n'avait plus en face de lui la servante du temple avec qui il avait coutume de discuter mais la prêtresse de Nérée, dieu de la cité. Arrivé vers elle il pris appuis sur le mur proche afin de se prosterner comme il le devait devant la prêtresse.

*Oserais-je encore l'appeler Yelena ?*

"Bonjour, prêtresse"

"Que viens-tu faire sur l'agora en cette belle matiné ? Et sans serviteur ? Tu ... Tu n'es plus une simple servante du temple à présent"

Yelena se retourna lorsqu'une voix familière l'interpella. Son visage s'éclaira à la vue de Mnésiclès, le vieux forgeron qu'elle appréciait tant... La jeune femme secoua rapidement sa main droite pour que s'en échappent les dernières gouttes d'eau, puis la posa sur l'épaule de l'homme agenouillé. Une telle marque de respect paraissait étrange venant de quelqu'un qu'elle connaissait, mais elle devrait s'y habituer... Elle aida Mnésiclès à se relever, puis lui adressa un sourire sincère:

"Mnésiclès, quelle joie de te voir; cela commençait à faire longtemps !"

Yelena refoula au loin toutes les paroles inutiles qui auraient pu lui venir au bout de la langue. Le forgeron et elle avaient pour coutume de ne pas s'étendre en vaines politesses... Aussi la prêtresse répondit-elle directement:

"J'ai laissé les serviteurs à des occupations plus utiles... Ma marche ne s'est pas envolée avec ma condition, heureusement ! Quant à ma présence ici, et bien nous dirons que je viens à la rencontre de tous, et de toi !"

Elle échangea un regard amusé avec Mnésiclès. Surtout, dédramatiser; elle ne voulait à aucun prix que la relation presque amicale qui la liait avec lui ne s'affaiblisse, que ce soit avec les évènements survenus sur l'île ou à cause de sa montée dans la hiérarchie religieuse. Le visage de Yelena devint néanmoins un peu plus grave pour s'enquérir de la santé du forgeron, question non mécanique à laquelle elle portait grande attention:

"Comment te portes-tu Mnésiclès ?"

Toute autre personne qu'elle aurait eu droit à un regard noir et une parole sèche. Il lui manquait seulement une jambe, il n'était pas un vieillard. Ce geste venant de la part de la prêtresse le troubla. Non pour les raisons précédentes mais de telles marques de familiarité ... cela le dérangeait. Elle était tout de même prêtresse du temple à présent.

"En effet cela fait longtemps que nous ne nous sommes vu, la dernière fois nous n'avions plus de prêtresse ..."

L'évocation du mois précédent fit remonter en Mnésiclès le mauvais souvenir de la nuit où ...

*Ce n'est pas le moment de penser à cela*

Mnésiclès ne savait que penser de l'attitude de la jeune fille, il n'avait pas l'habitude de parler si familièrement avec des prêtres. Mais après tout, ce n'était pas à lui de décider quelle attitude adopter. Si elle préférait qu'ils continuent de converser comme auparavant, Nérée était débonnaire après tout, il n'y voyait pas d'inconvénient.

"Je n'ai pas repris encore le travail. Mon serment envers Héphaistos a pris fin voilà deux jours mais je n'ai pas eu le courage de recommencer. Seithos me fait cruellement défaut et je ne sais toujours pas ce qui lui est arrivé. Il va falloir que j'achète un esclave pour travailler avec moi ... ma jambe ... enfin tu sais. Je me rendais sur l'agora afin de voir si les autres avaient eu plus de courage que moi. Cela semble le cas, mais l'activité n'est pas encore comme avant, tu le verras par toi-même, tu sembles te diriger vers la place ... Cela va sembler étrange à tout le monde de te voir déambuler seule au milieu de tous ces gens. Et toi, te fais-tu à ta nouvelle fonction?"

Yelena écouta attentivement le récit du forgeron à propos de ses propres activités. Ainsi il n'avait pas encore repris le travail; c'est pourquoi on pouvait le voir sur la place, sinon il serait enfermé dans son atelier... La jeune femme se doutait combien racheter un nouvel esclave devait sembler dur pour Mnésiclès, qui signerait ainsi définitivement le non-retour de Seithos. Lorsqu'ils en vinrent à parler de sa nouvelle fonction, Yelena marqua un temps de silence.

Elle ne pouvait pas trop en dire, il le savait. Même si elle tenait absolument à garder les relations d'auparavant, son rôle l'empêchait de se confier à quelqu'un d'autre qu'aux dieux. Néanmoins le forgeron avait répondu avec sincérité à sa question, aussi prit-elle soin de ne pas rester trop évasive... Sa voix se fit un peu plus basse que la normale.

"Tu sais, je n'ai pas encore eu l'occasion de tout éprouver de cette condition. Mais je suis très heureuse de pouvoir servir les dieux plus profondément, et très honorée de cette fonction..."

Yelena s'apprêta à ajouter qu'elle avait également hâte de jouer ce rôle politiquement parlant, mais se retint. Pas vraiment par prudence, plutôt par une sorte de respect, de bienséance... La jeune femme reprit à propos de la réflexion de Mnésiclès:

"'Déambuler seule au milieu de tous ces gens' n'a rien de contradictoire avec ma fonction d'intermédiaire ! Au contraire..."

Elle se secoua soudain, décidant que l'endroit n'était pas des plus appropriés pour converser de cela. L'esprit de Yelena résista vaillament à la tentative d'invasion: les évènements du mois précédent, l'apparition sur la plage... Tout revenait s'imprimer clairement dans sa tête. La jeune femme eut un mouvement involontaire de la main pour chasser ces idées, et esquissa un sourire qu'elle voulait détendu, tâchant de se rappeler comment elle faisait 'avant'...

"Tu as des commandes en ce moment ?" demanda-t-elle pour rediriger la conversation.

"Non, rien pour l'instant ... enfin à part le travail habituel. De toute façon tant que Seithos ne sera pas rentré, ou que je n'aurai pas de nouvel esclave je ne pourrai m'attaquer à des commandes sérieuses. De toute façon les étrangers semblent avoir déserter notre île. Et parmi les quelques visiteurs que nous avons eu, aucun n'est venu pour moi."

Et oui, Mnésiclès voulait encore croire au retour de Seithos, après tout on avait retrouvé le corps de personne qui se trouvais sur le navire de Seithos. L'espoir était encore permis ... en tout cas Mnésiclès voulait le penser.

"Mais je t'ennuie avec mes histoires de forgerons. Je vais te laisser finir d'arriver jusqu'à l'agora, pour ma part je pense que je vais aller me recueillir au sanctuaire d'Héphaistos. Je ne suis pas prêt à déambuler parmi tout ces gens."

Mnésiclès posa alors sa main droite sur son coeur et se courba devant Yelena.

*Cette petite ... si jeune et déjà tant de responsabilités*

Il la regarda ensuite s'éloigner vers l'agora d'un pas lent et gracieux. Le temps d'un clin d'oeil il sembla à Mnésiclès qu'elle ne touchait terre. A peine un mois qu'elle était prêtresse et elle avait déjà l'allure d'une reine.

[Sanctuaire d'Héphaistos]

Yelena sourit. 'Déambuler parmi tous ces gens', tout à fait une expression de Mnésiclès. Quant à elle, marcher parmi l'activité du marché lui ferait du bien. Somme toute, elle avait besoin de se dégourdir les jambes... La jeune femme comprit que la discussion était terminée, et s'écarta légèrement du forgeron pour lui adresser un sourire franc, bien que pas trop prononcé compte tenu de ce sur quoi ils venaient de finir.

"Nous nous reverrons sans doute bientôt Mnésiclès, je le souhaite. Courage..."

La prêtresse confierait aux dieux, et particulièrement à Héphaïstos, la difficulté du forgeron pour se remettre au travail. Ce n'était pas un fainéant, elle était sûre que les dieux l'aideraient. Sur ces réflexions, Yelena eut un dernier regard pour l'homme près de la fontaine, puis avança d'un pas tranquille vers la place du marché. Aucun esclave ne s'était encore jeté à ses pieds, ni n'avait accroché sa tunique pour lui demander une faveur. Etrange... La jeune femme se rappela soudain qu'elle pouvait condamner à mort quelqu'un qui la toucherait sans son accord, et prit une fois de plus conscience de son changement de situation. Il ne fallait plus agir à la légère. En baissant les yeux sur sa situation du moment précis, elle retint un sourire...

[Place du Marché]

[Le Marché aux Esclaves]

Le chemin avait été rapide; Yelena ne connaissait toujours pas le nom de l'esclave qu'elle venait d'acheter... D'ailleurs elle n'en revenait toujours pas d'être allée à cette vente. Mais le moment n'était pas à ce genre de réflexions, elle y méditerait plus tard. Elle se contenta d'adresser un nouveau sourire à Astreia. Celle-ci devait être sensiblement du même âge qu'elle, même si elles avaient sans conteste des expériences bien différentes de la vie...

Arrivée près de la fontaine, la jeune prêtresse s'humidifia les tempes, moyen pour elle de tourner la page... provisoirement du moins. Elle préféra ne pas songer à ce que l'on dirait si on la reconnaissait en train de discuter uniquement avec des esclaves; de toute manière cela lui importait peu. Lorsqu'elle se releva, Anthéa arrivait.

[Le Marché aux Esclaves]

A la sortie du marché aux esclaves, Anthéa repéra tout de suite la prétresse qui l'attendait près de la Fontaine aux Lions. Elle se dirigea vers elle rapidement pour ne pas la faire attendre, se doutant bien qu'elle devait avoir beaucoup de travail.

"Merci de m'avoir attendue Prêtresse Yelena" dit-elle en s'inclinant à nouveau.

"Je ne te retiendrai pas longtemps, juste le temps de t'avertir qu'un banquet sera organisé ce soir à la villa en bord de mer, près de la falaise. Mon maître Nicias, le marchand, serait très honnoré de ta présence chez lui."

Elle regarda la jeune femme, attendant sa réponse.

[Marché des esclaves]

Atreides avait suivi la femme aux cheveux auburn jusqu'à cette fontaine. Sortir du marché aux esclaves lui avait fait grand bien, comme si on lui avait retiré un lourd poids de la poitrine. Il prit de profondes inspirations pour emplir ses poumons d'un air moins vicié que celui du marché. Il aurait aimé se baigner afin de se débarrasser de la sueur et la saleté collées à sa peau. Sa preneuse lui avait dit qu'il aurait droit à de nouveaux vêtements... peut-être pourrait-il également se laver. Il se gifla mentalement en se rappelant que c'en était fini pour lui des bains individuels. Il devrait se rendre aux bains publics, comme le restant des communs mortels.

Se tenant à une distance respectueuse des deux femmes, l'esclave attendit qu'elles aient terminé leur conversation en observant les lieux qui l'entourait. Son esprit notait des points de repère, afin qu'il ne se perde pas lorsqu'on l'enverrait faire des courses à cet endroit. Une Agora standard, avec sa place du marché bourdonnante d'activité, ses étals s'étendant à l'ombre des colonnades de pierre.

Atreides apprécia le Soleil sur sa peau dorée. Cela faisait des jours qu'il n'avait pu en profiter autrement que par les sinistres barreaux d'une cellule. De fait, il avait passé le voyage jusqu'à Kalymnos dans une cale sombre et humide, puis on l'avait jeté dans la geôle sans plus de cérémonie. Son calvaire venait-il de se terminer, comme le lui avait dit la femme, ou ne faisait-il que commencer? Son regard sombre se posa sur celle qui l'avait acheté. Il avait envie de la croire, mais en même temps, si terriblement peur d'être trompé.

Yelena évalua la demande d'Anthéa en quelques secondes, pendant lesquelles elle prit soin de ne pas montrer de marques signant son hésitation. Est-ce qu'une jeune femme de 19 ans avait sa place à un banquet ? Est-ce qu'une prêtresse avait sa place à un banquet ? Yelena n'en savait plus rien. Toutefois, des images lui revinrent en mémoire, où la prêtresse du temps de son enfance participait à un festin organisé chez elle par son père. De plus, un refus était difficile à annoncer, car il s'agissait de sa première invitation. Il ne fallait pas qu'elle se trompe.

Refusant de laisser croire à la jeune femme qu'elle hésitait à accepter, Yelena laissa un sourire s'épanouir sur ses lèvres et prit finalement sa décision.

"Dis à ton maître que je serais heureuse de compter parmi ses invités, ce soir."

La jeune femme se rappela soudain qu'elle connaissait Nicias de vue, et se demanda s'il fallait ajouter quelque chose. Mais le souligner prouverait au contraire leur faible relation... Yelena prit conscience que son rôle politico-social n'allait pas tarder à se révéler. Sa première apparition ne devait en aucun cas être manquée.

La réponse de la prétresse ne se fit que très peu attendre et Anthéa ne remarqua pas l'hésitation de la jeune femme. Lorsqu'elle accepta, Anthéa s'inclina à nouveau en souriant.

"Merci, je lui dirai dès que je le verrai, à ce soir."

Elle se retourna scrutant la foule, espérant qu'Atréides ne se soit pas enfui. Mais il était là, un peu à l'écart, il attendait qu'elle ait fini de parler avec la prétresse. Elle lui sourit puis s'approcha de lui.

"Viens, allons au marché t'acheter des vêtements."

Un nouveau sourire d'encouragement et elle se dirigea vers le marché.

[Marché de l'agora]

Yelena regarda d'un oeil songeur les deux jeunes gens s'éloigner, puis se tourna vers Astreia et sourit.

La jeune femme jeta un coup d'oeil circulaire autour d'elle: les gens commençaient à revenir, plus excités et bavards que jamais. Il faudrait penser à rentrer dans la maison des prêtres, elles y seraient plus à même de faire connaissance. Néanmoins, une question s'imposait avant; elle ne pouvait pas emmener chez elle une esclave qu'elle venait d'acheter certes, mais dont elle ne connaissait pas le nom... !

"Je ne sais toujours pas comment tu t'appelles ! Moi je suis Yelena, prêtresse de Nérée." ajouta-t-elle à tout hasard. Peut-être que les esclaves étaient tenus à l'écart de toute information ?

Malgré l’animation autour de lui, Atreides capta des bribes de la conversation entre les deux femmes. C’est ainsi que le mot « banquet » lui parvint aux oreilles. La peur s’insinua en lui. Allait-on lui demander de… Il déglutit difficilement. Pour avoir déjà participé à ce genre de fêtes, le jeune homme avait souvent vu des esclaves de plaisir à l’œuvre. Était-ce l’office qu’il devrait remplir chez son nouveau maître : donner son corps à des invités avinés? Il préférait de loin travailler la terre ou cultiver la vigne que devenir un jouet entre les mains d’hommes et de femmes ivres. Aussi dégradant ces tâches puissent-elles être, elles étaient de loin enviables à devoir s’offrir au premier venu. Il imaginait déjà leurs mains grasses contre sa peau, leur souffle puant des relents d’alcool contre sa nuque, leurs lèvres avides s’emparant des siennes avec violence et les larmes de honte, de rage dans ses propres yeux… Il se promit d’en parler à la femme rousse, même si cela devait en coûter à son orgueil .

Optant pour une attitude plus coopératrice, Atreides suivit sans mot dire son acheteuse.

[Marché de l’Agora]

[Premier Post]

Damara venait du temple de Nérée, une jarre de terre cuite coincée entre sa hanche et son bras. Il fallait de l'eau pour purifier les mains de la prêtresse avant chaque libation, elle venait en puiser dans la fontaine.

Arrivant en vue de la fontaine, elle vit deux jeunes femmes qui conversaient. Elle s'apperçut bientôt que l'une d'elle se trouvait être la prêtresse de Nérée, Yelena.

*Comment ai-je pu confondre la prêtresse avec une simple 'femme' ?* pensa-t-elle, ironiquement.

Mais cette remarque intérieure ne se voulait pas irrespectueuse. Damara éprouvait un grand respect envers Yelena, son aînée de seulement deux ans, chargée d'une telle responsablilité. Mais la jeune femme s'en sortait très bien pour l'instant, avec patience, et une certaine humilité. En effet, la jeune fille avait remarqué que la prêtresse était venue seule et à pied, ce qui renforça encore son admiration envers elle.
Néanmoins, elle n'en fit pas la remarque à Yelena en s'approchant du couple qu'elle formait avec une seconde jeune fille. De toute évidence, cette dernière était une esclave, tout comme elle-même.

*Certainement l'esclave personnelle de Yelena...*

La vente d'esclaves venait d'avoir lieu sur le marché, elle était au courant de cela...mais pas du fait que la prêtresse souhaitait acheter une esclave ! Damara en éprouva une pointe de jalousie - ne suffisait-elle pas au service de la prêtresse, avait-elle mal fait son travail ? -, oubliant qu'elle n'était pas au service de Yelena mais du temple, et avant tout du dieu. Elle la réprima aussitôt et s'avança vers les jeunes femmes..
Elle adressa un sourire accueillant à l'esclave, sa compagne d'infortune désormais, désireuse de se faire pardonner une pensée égoïste qu'Astréia n'avait bien évidemment pas entendue.
Elle se trourna ensuite vers Yelena.

"J'ignorais que tu avais besoin d'une esclave, prêtresse ? Mais tu aurais dû m'en parler, j'aurais pu me rendre à la vente à ta place et t'éviter un bain de foule..."

Tout en parlant, elle ne put s'empêcher de tremper une de ses mains dans l'eau limpide que crachaient avec violence la gueule des fauves de pierre. La sensation de l'eau glacée contre sa chair lui arracha un discret soupir de volupté.

Avant même que sa nouvelle esclave ait pu lui confier son nom, Yelena se vit interpellée par Damara, une jeune femme chargée du Temple. Un peu déçue de devoir une fois de plus retarder l'arrivée des renseignements minimum, la prêtresse adressa néanmoins un sourire bienveillant à la nouvelle venue, qui se figea légèrement à l'énoncé de reproches. "Tu aurais dû"; une esclave n'"aurait jamais dû" s'adresser ainsi à elle, elle le savait. Mais comment le reprocher à une adolescente encore si jeune et déjà si soumise ? Le fin visage et les grands yeux de Damara l'avaient séduite dès le premier jour. Bien qu'elles n'aient que deux années d'écart, Yelena se sentait infiniment plus âgée, sans doute de part le poids de ses responsabilités nouvelles...

"J'ai préféré y aller moi-même, Damara." trancha-t-elle fermement.

Pour alléger un peu cette froideur, la jeune femme esquissa un nouveau sourire puis elle se souvint brutalement de la promesse qu'elle venait d'offrir à l'esclave de Nicias. A nouveau, le doute l'envahit quant à la réponse qu'elle avait donnée, mais elle s'efforça de n'en rien laisser paraître et annonça sur un ton désinvolte:

"Je me rends chez le citoyen Nicias ce soir. Tu veilleras à ce que tout soit prêt lorsque j'arriverai pour me préparer."

Après un instant d'hésitation, Yelena ajouta à contrecoeur:

"Tu appelleras également les porteurs..."

Elle se tut, envahie par l'appréhension mêlée d'excitation qui annonçait sa première soirée publique. Pour ne pas se laisser gagner par cette ivresse devant deux esclaves, Yelena se reprit et son regard se fit plus assuré et plus sobre.

Damara inclina légèrement la tête, en signe d'assentiment.
Ainsi, la grande prêtresse de Nérée s'investissait sans tarder dans son rôle politique...qu'à l'évidence elle brûlait d'exercer. La lueur d'impatience qui avait brèvement luit dans ses yeux à l'annonce de la soirée chez Nicias rendait compte de la hâte de Yelena.

"Bien, prêtresse, tout sera fait selon tes ordres..."

La jeune fille réprima un soupir. Le chemin qu'elle avait parcouru seule, du temple à l'agora, lui avait laissé dans la bouche comme un fugace goût de liberté. Elle en avait oublié pour quelques instants sa condition d'esclave. Esclave privilégiée, certes, car au service du temple et du dieu. Mais une esclave tout de même, qui pour l'instant, à cause de l'absence d'esclave personnel de la prêtresse, devait officier à des tâches subalternes, ce qui lui rappelait désagréablement sa vie avec son ancien maître.
Mais cela allait bientôt cesser, grâce à l'arrivée de la nouvelle esclave...
Damara remplit sa jarre d'eau sans plus attendre et repartit de son pas dansant par le même chemin emprunté quelques instants plus tôt.

[Temple de Nérée]

Yelena suivit la silhouette de l'esclave du temple jusqu'à ce qu'elle se perde parmi les innombrables visages qui envahissaient à présent la place. La prêtresse n'avait jamais su quel ton employer pour parler aux esclaves. Déjà dans son enfance, elle avait essayé de nouer une amitié avec une petite chargée de sa distraction, mais elle s'était fait vivement réprimandée, et l'enfant avait été renvoyée après avoir reçu quelques coups de fouet. Yelena avait repoussé toute nourriture pendant trois jours en signe de refus de ce comportement-là. Même parvenue à son âge actuel, elle ne savait prendre cette voix froide et sans pitié qu'elle aurait dû avoir selon la règle de son père. En revanche, elle avait compris que l'amitié était impossible, et s'en tenait donc à des relations de mutuel respect, avec une pointe d'amertume bien cachée au fond d'elle-même.

Soudain lasse, Yelena détourna son regard de la foule et le reporta sur le visage de sa nouvelle esclave. "Son" esclave... Comment pouvait-on attribuer un possessif à une personne ?
La jeune femme lui adressa un sourire amusé:

"Décidément, il était écrit que je ne devais pas connaître ton nom ! Me le confieras-tu enfin ?"

La prêtresse étudia discrètement sa compagne. Elle était encore jeune, bien sûr, mais paraissait moins effarouchée que quelques minutes auparavant, au sortir du marché aux esclaves. Depuis combien de temps n'avait-elle pas vu la lumière du jour ? Yelena prit soudainement conscience de la jeune femme mourrait peut-être de faim, de soif, d'envie de se laver... Dès qu'elle aurait enfin entendu le son de son nom, elles rentreraient au plus vite.

(bon, on va tenter de faire disparaître Astreïa par magie... Pop !)

Soudain, sans que rien ne l'eût laissé prévoir, la jeune esclave prit ses jambes à son cou et s'enfuit en courant, se fondant sans aucun problème dans la foule agitée. Yelena s'apprêta à la rappeler en criant, mais le monde qui l'entourait l'empêchait de se donner ainsi en spectacle. Un instant décontenancée, la prêtresse de Nérée laisser tomber sa main dans l'eau froide de la fontaine. Au contact glacé, Yelena sursauta. Elle posa son regard aux alentours, constatant avec soulagement que nul ne semblait avoir remarqué l'incident.

Si elle avait été ainsi vendue de mains en mains, Yelena et son caractère vif auraient été les premiers à se rebeller et à tenter de s'enfuir. Les risques immenses encourus par la jeune femme de son âge la décidèrent finalement. Elle ne préviendrait personne. Après tout, les seuls au courant de l'acquisition de l'esclave étaient les gens présents à la vente -bien trop occupés par eux-mêmes pour se soucier d'elle-, et Damara -qui ne parlerait pas. A la réflexion, Yelena trouva Astreïa audacieuse, et, par là-même, sympathique. Mais tout de même, était-elle si effrayante qu'on ait besoin de la fuir ? Elle redressa la tête, et fut brusquement prise par l'asphyxie: il fallait qu'elle se retrouve dans un lieu calme, frais, et surtout loin de tout être humain. Elle aurait aimé se rendre aux jardins d'Hébé, mais il fallait traverser la cité.

[La rivière]